La revue du SNP

[publié le 30/09/2015]

P&P n°240 : Social et psychiatrie, une alliance tumultueuse (oct 2015)

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Au-delà de ce titre un peu technique, nous avions comme ambition de témoigner de la façon dont la République met en œuvre ses valeurs fondatrices : liberté, égalité, fraternité, et un principe de compensation et d’étayage réaffirmé par les textes des années 2000 envers les personnes en situation de forte précarité psychique ou sociale du fait de la maladie ou d’accidents de la vie1. La République ou ses mandataires, c’est-à-dire d’une part les professionnels de la psychiatrie, relevant généralement du secteur public : médecins psychiatres, infirmiers psychiatriques, et d’autres part les travailleurs sociaux, dans leur majorité aujourd’hui appartenant au secteur privé associatif, plus ou moins amenés à se coordonner. Et, dans l’un ou l’autre de ces champs spécialisés, le psychologue…

 

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Le psychologue soucieux d’éthique vit en principe comme une évidence ce que notre univers complexe s’évertue à brouiller puis à réaffirmer sans moyens adéquats : la globalité et la singularité de chaque être humain.

Son écoute clinique, c’est-à-dire au chevet de ce qui fait sens pour chacun, lui permet d’entendre et d’accueillir les multiples façons dont les personnes en situation d’extrême précarité psychique et sociale expriment leur souffrance : par le corps, par le silence, par des conduites à risque, par des passages à l’acte, par les façons malencontreuses qu’ils ont d’entrer en relation : agressive, infantile, ambivalente, adhésive, fuyante, erratique… bref, les seules qu’ils aient connues. L’entretien de ses savoirs et savoir-être, constitutif de l’identité du psychologue et aujourd’hui généralement à sa charge sur des temps personnels, lui permet d’entrer en résonance avec les messages adressés, de produire des effets de sens et de les partager au sein des équipes, voire dans un travail en partenariat – pour ce qui nous occupe aujourd’hui, travail interdisciplinaire entre la psychiatrie et le social. Si les spécialistes sont nécessaires, ils doivent pouvoir s’asseoir ensemble et partager un accompagnement, une prise en charge sans morceler les choses, voire prendre des chemins divergents2.

Cette place singulière de l’interface est d’autant plus importante qu’aujourd’hui il faut aller vite : pénurie de places de soin, pénurie d’emplois, pénurie de logements : votre chance est là, il faut la saisir, qu’importent les écarts entre temps psychique et temps administratif, et faisons comme si les remèdes n’étaient que matériels… L’interface assumée par le psychologue, reconnu en principe par les deux champs, permettrait entre autres d’accueillir le symptôme, la mise en échec, la violence…

Quel rôle le psychologue a à jouer dans cette rencontre ? S’en sent-il investi, légitime, et à quelle(s) condition(s) ?

 

Il nous semble donc logique d’ouvrir ce dossier avec la question de Raymonde Ferrandi : le psychologue appartient-il à la psychiatrie ou au social ? Elle s’appuie sur son expérience éprouvée de psychologue et psychothérapeute (avec une écoute analytique de la psyché) intervenant sur un site d’accompagnement social. Elle y témoigne de la façon dont le cadre institué – non contractualisé avec les psychologues – a pu révéler de méconnaissance de la posture du psychothérapeute, de ses champs et objectifs propres, du risque de confusion – et de rivalité – avec les travailleurs sociaux et des empêchements qui pouvaient en découler.

On appelait autrefois le psychologue intervenant dans le champ du social le « psy-qui-traîne »3, laissant croire à de l’informel. Bien au contraire, Raymonde Ferrandi a re-contractualisé un cadre qui a permis un pas de côté, une différenciation indispensable au partenariat, au service des personnes accueillies dans leur globalité et non saucissonnées et partagées – ou écartelées – entre les spécialistes du soin et du social. Elle démontre l’intérêt d’une telle démarche, mais également la vigilance à maintenir sur ce type de processus où s’entrelacent besoin, désir et demande des personnes écoutées mais aussi des professionnels.

 

Nous continuerons la réflexion sur ces questions de différenciation des rôles et des espaces avec Anaïs Teisserenc, éducatrice. Elle analyse son vécu du travail en réseau à partir d’expériences professionnelles à la fois dans le champ de la psychiatrie et dans celui du social : éducatrice en psychiatrie, et coordinatrice dans le champ social, donc d’une certaine façon garante du partenariat. Paradoxalement, c’est le partenariat interne à la psychiatrie qui fut le moins opérant, nous renvoyant après Raymonde Ferrandi aux questions de prérequis indispensables à une articulation opérante : la différenciation, ou comment positionner une altérité d’identité et de fonctionnement qui opèrent une complémentarité et non une rivalité ; peut-on y voir une certaine envie de la psychiatrie de secteur face à des équipes mobiles transversales, donc fantasmatiquement moins exposées au poids de l’institutionnel ? Elle nous invite à considérer le partenariat comme un processus de relation et de communication à entretenir, en se saisissant du formel comme de l’informel. Le temps nécessaire est un paramètre important de la connaissance mutuelle et de la confiance, en miroir du temps nécessaire à la rencontre avec les grands exclus.

Elle nous fait part de son vécu de participation à des instances transverses entre la psychiatrie et le social et, à travers une partie de l’histoire de Julien, expose comment la saturation des structures psychiatriques produit des réponses automatiques et au sens propre, du mal-entendu susceptible de faire capoter en quelques minutes le long chemin d’adhésion au soin.

 

La non rencontre, le mal-entendu, c’est ce qui mobilise la colère de Matthieu Garot, psychologue en équipe psychiatrie et précarité, qui nous entraine dans un voyage sidéral. Il y décrit avec des mots coupants l’impuissance des institutions à imaginer une façon juste d’accueillir des personnes « à l’insatiable auto destructivité », telle qu’il faut d’abord s’en protéger : « incasable, indésirable », puis s’en détourner, après un pingpong hypocrite entre le soin et le social.

Après la colère lyrique d’un Zola, vient l’analyse de la désunion entre la psychiatrie et le social, qu’en tant que psychologue des interstices, Matthieu Garot vit quotidiennement. Il contextualise les sources de cet antagonisme, de ce tumulte mais aussi parfois de ce vide sidéral. Il observe, à l’interface, les errements de ces deux systèmes et leur rapport « au champ totalitaire de la rue », dans un fonctionnement qui s’apparente en miroir à celui des grands exclus qu’ils sont supposés accueillir. Mais c’est aussi de cette place de psychologue des interstices qu’il occupe avec énergie, qu’il peut développer une pratique créative et persévérante de reliance, d’espaces ou de dispositifs cliniques transitionnels.

 

Thierry Herz met en mots ce qui transparait dans les textes précédents, c’est-à-dire un engagement du psychologue au service de l’humain. Avec lui, nous entrons dans le milieu dit ordinaire, l’espace social est l’espace socio-professionnel, et la question de l’exclusion s’entend dans une dialectique entre « les inclus » et « les exclus »4, dans un univers de pénurie des places. Malgré la loi de février 2005, dite « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », à quelle place la personne handicapée peut-elle prétendre, dans une fonction productive et contributive adaptée ?

Là encore il s’agit de la capacité des organisations à s’ajuster, et de l’importance du temps d’élaboration du cadre d’intervention, des mots employés, importance tant déontologique que méthodologique. Organiser le cadre et être attentif aux mots choisis, c’est aussi signifier une rupture féconde avec le vécu antérieur de la personne qui, nous rappelle Thierry Herz, est un vécu  « douloureux parsemé de vexations, de harcèlements, d’étiquetages pernicieux ».

Il décrit comment la relation transférentielle dans le cadre du dispositif du bilan de compétences a pu faire basculer le cercle vicieux de la désaffiliation en cercle vertueux où même l’employeur, réticent au départ, finit par se prendre au jeu – pour un moment, la suite sera moins positive… Il nous invite néanmoins à partager la vigilance qui fut nécessaire pour que ce dispositif reste opérant et se dégage des effets de manipulation, de clivage, de stigmatisation. Il nous engage à l’exigence de penser et penser encore, pour faire face à la violence et la déshumanisation.

 

Rachid Bennegadi, psychiatre, anthropologue, nous présentera l’Association française de psychiatrie sociale, dont il vient de prendre la présidence. Cette association a l’avantage de présenter une approche transdisciplinaire, nourrie par les réflexions de ses trois commissions : psychologues, travailleurs sociaux, anthropologues.

 

Enfin, autre témoignage d’un professionnel d’une équipe psychiatrie et précarité, espace trans-institutionnel par vocation, pour reprendre les termes de Matthieu Garot. Rute Freitas est psychologue (il n’y en a pas toujours dans ces équipes). Elle nous emmène de l’autre côté du miroir, dans le vécu des personnes à la rue : le parcours de combattant pour obtenir une nuit à l’abri, les écarts violents entre temps administratif, temps des institutions, temps de la rue… L’on découvre ou redécouvre combien l’institutionnel peut produire de perversion – à son insu ?

•    en direction des professionnels sociaux, par l’absence de compétences internes (psychologique notamment) ou d’espaces d’élaboration et par une visée gestionnaire de la solidarité nationale;

•    en direction des professionnels de la psychiatrie, par la précarisation et la saturation des lieux de soin et par le retour à un modèle médical mécanique. Elle s’interroge sur la place dévolue au sujet psychique et à ses mouvements, à la temporalité nécessaire des processus d’adhésion au soin, voire de changement de représentation ;

•    en direction du public accueilli, dont on exige de la normalité sociale, de l’adaptabilité pour être admis dans le circuit psychiatrique ou social. On demande au patient, disait Patrick Decleck5, d’être guéri avant d’avoir pris son traitement. Et l’on comprend bien pourquoi « le chat se mord la queue ».

Son éthique et son histoire singulière l’amènent à travailler autant avec les populations qu’avec les professionnels, avec respect et la conviction que le sujet possède son propre savoir, ses propres chemins… On pense, dans sa relation avec les grands exclus, au Petit prince et au renard de Saint Exupéry, chaque mot résonne en nous pour nous réinviter à la douceur et la lenteur, dans l’instauration d’un lien avec les personnes les plus abîmées par la maladie mentale ou la vie…

 

C’est alors qu’apparut le renard :
- Bonjour, dit le renard.
- Bonjour, répondit poliment le petit prince, qui se retourna mais ne vit rien.
- Je suis là, dit la voix, sous le pommier.
- Qui es-tu ? dit le petit prince. Tu es bien joli...
- Je suis un renard, dit le renard.
- Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince. Je suis tellement triste...
- Je ne puis pas jouer avec toi, dit le renard. Je ne suis pas apprivoisé. […]
- Je cherche des amis. Qu’est-ce que signifie «apprivoiser» ?
- C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie «créer des liens...»
- Créer des liens ?
- Bien sûr, dit le renard
Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince: - S’il te plaît... apprivoise-moi ! dit-il.
- Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n’ai pas beaucoup de temps. J’ai des amis à découvrir et beaucoup de choses à connaître.

 

Raymonde SAMUEL

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