La revue du SNP

[publié le 04/12/2014]

P&P 236 : Clinique de l'extrême, aux limites de la vie (déc 2014)

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couv236Un dossier intitulé "Clinique de l'extrême aux limites de la vie" dont nous vous livrons ici l'introduction.

Dans ce second volet de notre dossier concernant le travail auprès de personnes atteintes de maladie grave ou en fin de vie, nous aborderons les spécificités de cette clinique de l’ultime, de la vulnérabilité et la nécessaire créativité des professionnels dans la rencontre. Il s’agit d’une clinique en tension dans le sens où la vie est tension et la rencontre une co-création perpétuelle. La proximité de la mort représente la tension de base, où l’émotion est toujours présente.

Pratiques

Isabelle Baszanger, sociologue au CNRS, décrit dans Quelle médecine voulons-nous comment chacun envisage le malade dans sa globalité, est à son écoute, prend en charge sa douleur et tente d’apaiser sa souffrance dans le respect de sa dignité. Pourtant on sait que derrière ce discours consensuel il existe des différences de pratique et que, dans ces situations ultimes, il peut se créer un décalage important entre les trajets accomplis par un patient, sa famille et les professionnels.
La médecine et le système de santé ne doivent pas s’approprier la fin de vie comme ils l’ont fait avec la maladie. Bien souvent pourtant, l’hôpital ne propose pas d’hospitalité mais des protocoles d’intervention standardisés, une technicisation du non-médical, une normalisation des affects et un soutien envisagé comme une solution technique.
Rien de tout cela ne peut répondre à ce que la mort a d’intime pour chaque être. Les regards, les gestes, les paroles qui disent la dignité, la présence, l’irremplaçable dans la vie de tout humain jusqu’à son dernier souffle tissent un dernier rituel grâce auquel un être peut quitter ce monde et les siens.
C’est à la société et à ses membres de se réapproprier la mort pour améliorer la prise en soin et l’accompagnement de la fin de vie. La pratique clinique est une pratique du un par un, elle implique de renoncer à penser le sujet à partir de cohortes ou de modes de traitement valables pour tous : l’interprétation ne se protocolise pas.
Acceptons de ne pas être à la hauteur du soutien espéré pour ne pas être tentés d’instaurer des barrières qui nous empêcheraient de rejoindre la personne malade là où elle se situe.

Au lieu de réduire la parole à la recherche d’une solution idéale, faisons place au temps et diminuons la pression de l’urgence et l’aveuglement qu’elle entraîne. La complexité, l’ambiguïté, l’incertitude ne sont pas des défauts. Les soins palliatifs s’adressent aux personnes atteintes de maladies graves, évolutives, bien en amont de la phase terminale. Modèles de soins, ils ne s’adressent pas à des mourants, ne se cantonnent pas à des lieux spécifiques, ne visent pas l’hyperspécialisation d’équipes spécialement formées mais prennent en considération la qualité de vie, tant qu’elle n’a pas atteint sa fin. Les soins palliatifs sont des pratiques complexes, forcément imparfaites mais ces soins sont surtout des personnes, des valeurs et des questions communes, partagées : qu’est-ce-que le moindre mal ? Que veut dire liberté au moment d’une contrainte insupportable ? On est obligé de mourir mais le veut-on ? Les mal-entendus sont quotidiens dans cette clinique si particulière ; quel repérage avons-nous pour nous guider ? Quel est le sens d’une place à tenir auprès des personnes en fin de vie ? celui d’un rapport à la mort en jeu chez les soignants ?

La valeur du soin et le pouvoir de guérison de la technique ont tous les deux une place dans le monde de la médecine, la clinique et l’éthique y vont ensemble. La parole tient une place prépondérante entre les intervenants et leur permet de tisser une relation entre eux. Quel regard en effet porte le médecin sur cette infirmière qui à ses yeux prend trop de place ? ou l’infirmière sur un médecin qui reste à son goût trop centré sur le symptôme ? Et quel regard la psychologue peut avoir sur l’infirmière qui a acquis des compétences relationnelles certaines ? Quel regard est posé sur ce kinésithérapeute qui fait tant de bien à travers ses massages tout en douceur, ou est offert à l’aidesoignante qui s’ingénie à trouver des réponses au confort du malade en déployant ce que l’on nomme des petits moyens ? Nos regards croisés traduisent ce que vit le malade mais ils analysent aussi, sans cesse, le regard de l’autre dans l’équipe, nous éloignant parfois de la préoccupation majeure du patient : sa mort à venir... Que faisons-nous néanmoins de tous ces regards croisés ? Osons-nous les nommer ? N’y a-t-il pas dans ce partage authentique des regards, la seule et unique manière de nous réunir autour des soins offerts au malade ? Nos divergences de perception deviennent dans ce cas extrêmement bénéfiques pour le patient si nous recentrons le débat sur lui. Est-ce donc si utopique de croire en cette dynamique professionnelle où la volonté individuelle et collective permet d’affiner nos réponses aux besoins de la personne soignée ?
Libérés du poids du regard des autres, nous pouvons mieux nous ouvrir et recevoir de la part du malade tout ce qu’il a de plus inattendu. Que dire aussi des non-dits, de l’information inconsciemment délivrée ? de ce qui s’entend dans la  gestuelle du soignant, ses mimiques, ses silences ? Tout son comportement est communication, et la lecture qu’en fera le patient n’a rien de linéaire, ni de reproductible. Les processus défensifs des soignants et des soignés interagissent et s’articulent aux relations transférentielles. N’oublions pas qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais mécanisme de défense mais des souffrances distinctes de personnalités différentes et des moments d’apaisement alternant avec des phases plus douloureuses. Pour pouvoir rejoindre l’autre là où il est, se situer dans un ajustement souple et perpétuel, une formation continue et un espace pour le cheminement sont des fondations essentielles.
Ce moment de vie passé ensemble se modèle au long cours sur un même chemin de connaissances, de partage, d’expériences métabolisées, travaillées en groupe, relatées à l’écrit et l’oral, à travers les témoignages à l’extérieur des lieux de travail, l’enseignement, les échanges avec d’autres équipes les travaux de recherche...
La force d’une équipe ne repose-t-elle pas sur sa capacité à se laisser surprendre par cet être en souffrance ? Et cet homme, cette femme qui souvent disent s’en remettre entre nos mains, trouvent-ils suffisamment de confiance et de respect dans notre regard pour se sentir exister jusqu’au bout ? Alors, lorsque le doute nous envahit, que l’impuissance nous gagne, sommes-nous capables de nous entendre dire : Aidez-moi à vous aider ?

Patients

Parce que le patient reste vivant dans la communauté humaine, il peut manifester son angoisse, ses terreurs et nous pouvons les accueillir en tant qu’être vivant et professionnel. La mort, comme le moment de la séparation, est crainte, espérée parfois, tant la douleur, l’attente, le temps figé sont insupportables... Cette souffrance ne se gère pas et on ne peut pas en faire l’économie. Personne ne détient le savoir sur la vie, elle n’est pas objectivable ni mesurable.
Le niveau de lucidité ou de dénégation de chacun est fonction de ses capacités de gestion face aux bouleversements qu’il traverse. Nous avons tout intérêt à prendre en compte cette dénégation dans la relation d’aide comme un élément utile à la personne malade, lui permettant progressivement de recouvrer ses capacités de décision et d’autonomie. Nous avons en particulier à abandonner cette propension à faire « avancer » la personne, à la faire sortir de cette attitude jugée à tort inutile, improductive, qui est surtout dérangeante pour nous. Qu’est-ce qu’une fin digne ? C’est une fin solidaire car la dignité est intrinsèque à l’humanité. Les fondements en sont la lutte contre l’isolement et le non-abandon ; il y a encore beaucoup de travail et de moyens à allouer pour y parvenir, en particulier en ce qui concerne l’accompagnement à domicile.

Psychologues

Le psychologue est souvent perçu comme à distance, peu interventionniste dans l’échange. Il sait cependant proposer une écoute attentive et un apprivoisement au sens du Petit Prince, reconnaitre et respecter, utiliser sa sensorialité dans la rencontre... Le tiers dans cette rencontre c’est la maladie !
Au chevet de la personne en fin de vie, le psychologue est nécessairement disciple de Socrate : celui qui ne sait rien, mais aide l’autre à accoucher des richesses qui sont en lui et ignorées de lui. Et c’est en ceci que la pauvreté du psychologue peut être un atout : il est celui qui peut, et doit savoir écouter ; sa présence ouvre un vide de bonne qualité, à l’intérieur duquel les paroles de la personne malade peuvent se déployer… une chambre d’écho.
Ecoute sensible, attentive à ce qui surgit, portant sans cesse son intérêt sur le sens. Elle pose des questions sur ce qui nous rattache à la vie, ce qui nous implique en dernière instance. Elle vise à déterminer les valeurs ultimes de l’existence, les croyances, les lignes de sens qui ne se disent pas facilement.
Le psychologue peut optimiser la prise en charge du patient en proposant une évaluation fine des ressources et des mécanismes de défense pour réaliser un travail de soutien et d’étayage émotionnel précoce. A l’occasion de cette
consultation spécialisée, le psychologue recueille des éléments cliniques capitaux qui vont lui permettre d’une part de mieux comprendre l’organisation psychique sous-jacente et d’autre part de commencer à « penser », en termes
d’étayage adaptatifs, l’aide à fournir au patient et à sa famille. Cette prise en soin doit permettre de créer, entre tous, des liens forts, pour que le patient se sente authentiquement « contenu » et « soutenu ». Il s’agit de faire, du moment de
l’annonce d’un diagnostic de maladie grave, un temps fortement investi par l’équipe, à la mesure du bouleversement psychologique induit. Il s’agit aussi de reconnaître et de respecter la façon dont un sujet vit sa détresse, dans l’incohérence parfois, pour pouvoir lui venir en aide de manière adaptée.
Les psychologues ont été appelés dans les hôpitaux parce qu’ils étaient différents. Ne courent-ils pas un risque - et ne le font-ils pas courir aux autres - à trop s’adapter au monde hospitalier et à subir ce que, souvent, ils ont dénoncé : le morcellement des patients, leur objectivation ? Et à entendre répertorier les différents psys (le psy de l’annonce, la psy des soins palliatifs, la psy de ceci et de cela), cela ne résonne-t-il pas comme d’autres phrases que l’on connaît bien : le sein de la chambre 12, le foie de la 4... ?
Nous avons choisi d’être des soignants, d’accueillir l’homme amoindri par une maladie dont il ne guérira pas. Nous avons choisi de bâtir un pont entre ce malade qui se confie à nous et une équipe animée par le respect de cet être porteur d’une
maladie à laquelle il ne doit pas être identifié.
Nous sommes convoqués à penser nos pratiques, à composer en fonction d’un cadre loin de la psychothérapie type. L’approche relationnelle est différente de la psychothérapie. Il s’agit d’accompagner le malade à son rythme, de repérer
les situations et les impasses en jeu et essayer de les dépasser. La rencontre a lieu dans la chambre du patient. On vient chez lui. Le moment de la rencontre s’inscrit dans l’organisation des soins et des rythmes du service.
L’accompagnement, c’est toujours le lieu de l’étonnement. C’est le lieu de l’entre-nous et peutêtre participons-nous à redonner à la personne, même inconsciente au sens médical du terme, sa place dans le monde des vivants car, comme le dit Françoise Dolto : Un corps est toujours un corps dépendant, mais c’est un sujet libre.
Comme dans tout accompagnement, ce que nous savons de nous c’est par l’autre que nous le savons. La juste distance est celle que le sujet supporte.
Être le réceptacle de ce qui s’écroule en l’autre sous-entend une réelle capacité à interroger ses propres mouvements internes ; l’empathie est différente de la sympathie, de la compassion, de l’identification, du désir d’emprise... Des
références théoriques claires nous guident pour un positionnement juste dans cette rencontre si particulière.
Quelle posture pour le psychologue dans les situations de souffrance extrêmes ?
Redonner cette parole au sujet, dans ce qu’il a de plus intime, son lien à la vie... A la vie menacée...
Penser à partir de la condition humaine et adoucir le vécu du temps qui reste en proposant le soulagement des douleurs, un apaisement devant cette rupture inévitable et l’angoisse qui en découle, dans ce temps de passage, d’élaboration
ultime. Penser l’action professionnelle comme la ligne de vie.

Et maintenant, aux auteurs de nous parler

Il est nécessaire que les professionnels puissent offrir une présence particulière, impliquant lenteur, disponibilité et des gestes pleins de ce qu’ils sont ; c’est toujours une expérience sensible, une alliance pas seulement « thérapeutique »
mais allant au coeur de notre humanité, un engagement, une exposition face à un autre sujet vivant. Isabelle Lombard, Cynthia Raymond et Hélène Hoarau en témoignent dans une lecture à plusieurs voix de l’histoire d’une patiente et de
la place de l’écriture comme médiation.
On est soit vivant soit mort, pas mourant ; nous avons affaire toujours à un sujet vivant pour lequel il ne s’agit pas de se battre, ce qui renverrait à l’idée que mourir, c’est perdre, mais à une expérience de vie qui peut être vécue comme
un voyage à ne pas faire seul. Marie-Christine Liefooghe nous décrit un peu du quotidien d’un service de réanimation et le choc de cette expérience pour tous. Elle s’interroge sur la présence des enfants dans ce cadre et sur la façon dont on peut les accueillir et Sandie Brochon nous fait partager la vie de l’équipe au sein du service dans lequel elle exerce.
Célia Cottarel retrace le lien qu’elle crée dans une clinique au-delà des mots qui passe par les sens… encore une forme de créativité précieuse dans la rencontre avec le patient dyscommuniquant.
Isabelle Besançon traite du sens que peuvent prendre les questions de vie et de mort dans l’histoire des patients.
Danièle Lecomte, médecin anesthésiste, nous fait partager son vécu d’une situation de prélèvement d’organe et elle illustre parfaitement les ressentis qui peuvent parfois nous traverser. Pour nombres de situations de fin de vie, la dimension psychique devient secondaire ou du moins se travaille en parallèle du soin technique. Il est souvent avant tout question de réalité immédiate par rapport à un corps qui défaille ou qui meurt. Les préoccupations et les actions visent le corps réel, corps réel qui ne serait pas l’objet du psychologue clinicien ? la question du corps et le corps en question, c’est le sujet traité par Lucie Mahé et Marie Guérin, psychologues, justement...
Le récit que nous fait Marie Famulicki à partir de son expérience d’un accident vasculaire cérébral met en lumière le cheminement du patient dans ces situations extrêmes.
Hélène Priest développe l’importance de maintenir du vivant et du lien, le patient, quels que soient ses symptômes restant un sujet vivant à entendre, un regard qui parle. Caroline Gillier démontre comment les apports de Bion peuvent nous aider dans la dynamique du transfert dans l’accompagnement en soins intensifs.
Merci à tous les auteurs d’avoir partagé avec nous leur pratique, leurs questionnements, contribuant ainsi à éclairer cette clinique autour des limites de la vie, si dense, si intense... Autant que l’est l’illustration de ce dossier par la peinture de Dominique Hamel, kinésithérapeute et peintre.

 

Patricia Perrier

 

Psychologue clinicienne,Coordinatrice du dossier et membre du comité de rédaction de Psychologues & Psychologies

 

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