La revue du SNP

[publié le 04/10/2014]

P&P 235 : La mort en travail, aux limites de la vie (oct 2014)

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couv235Un dossier intitulé "La mort en travail aux limites de la vie" dont nous vous livrons ici l'introduction.

Epissures 

L’homme ne meurt plus, il disparait d’une maladie dont la médecine aurait dû le guérir ; la présence des rites accompagnant la mort d’un être et ayant pour fonction d’apaiser les mourants et consoler les survivants s’amenuise. En évitant la mort, en l’occultant ou en la mettant à l’écart, notre société se met en porte-à-faux par rapport à une dimension essentielle de la condition humaine.

E. Morin attirait déjà l’attention sur ce point, soutenant l’idée que l’individualisation croissante fragilise l’homme face à la mort, de sorte que celle-ci, n’étant plus circonscrite, risque de devenir envahissante et impossible à dépasser.

Le mouvement des soins palliatifs a permis de renouer avec cette possibilité avérée dans les sociétés traditionnelles et perdue de vue avec le développement de la modernité, celle de vivre et d’agir malgré l’imminence de la mort.

Lorsque nous accompagnons des personnes atteintes de maladie grave et létale ainsi que leur famille, nous comprenons que ce qui contribue à accroître l’inquiétude face à la mort, c’est essentiellement la perspective de devoir affronter cette épreuve tout seul, sans pouvoir s’appuyer sur ses proches, sans compter sur le soutien des autres hommes.

Pour éviter cette disparition à la sauvette, il faut donc que le trépas soit officiellement signifié et reconnu, qu’il soit assumé collectivement, trouve une place dans l’espace public et dans la conscience de tous. Notre société hésite aujourd’hui entre deux orientations, l’une consistant à assumer la mort et à s’en donner les moyens, l’autre visant à s’en débarrasser et à s’en remettre à des spécialistes. Parvenir à donner à la mort la place de nous habiter, comme le dit Jean-Pierre Lebrun, serait la meilleure voie, il me semble.

L’arrivée des psychologues se fait souvent au moment où plus rien ne peut plus venir en termes d’actes curatifs, le corps soignant incitant le malade à s’exprimer sur ce qu’il vit : alors… parlons maintenant !

Que faire de ce nouvel objet, la parole de celui qui va mourir, attendue et entendue comme salvatrice de l’angoisse de mort, le psychologue se trouvant assigné à favoriser et démêler cette parole convoquée ? S’il est certain que la plupart des patients désirent une prise en soins globale de leurs souffrances, peu d’entre eux manifestent le désir d’une approche psychologique proprement dite.

Parfois aussi le psychologue est attendu pour accompagner « l’annonce » qui vient d’être faite au patient, lequel se retrouve « vent de bout » comme lorsque le voilier est face au vent, ses voiles ne portant plus… il ne peut pas avancer. Sensation que nous retrouvons dans plusieurs articles dans lesquels chacun déroule les fils de sa pratique. Lucile Rolland-Piègue nous parlera de la place de l’espoir et du rêve éveillé et Christine Sofroniades nous invite à réfléchir aux différents aspects du cheminement du patient.

A tel il aurait fallu plus de temps, de la prévenance, une connivence en quelque sorte. Il aurait fallu que le savoir de l’un féconde celui de l’autre pour que de l’information naisse une annonce qui ressemble au patient pour qu’il puisse la reconnaître. Sans ce préalable, l’information semble brute et elle devient source de violence pour chacune des parties. En être conscient permet peut-être d’en atténuer l’intensité. En tous les cas cela permet le développement d’une démarche adaptative, unique, personnelle de l’un à l’autre dans le creuset de cette rencontre, qui doit alors être considérée comme un cheminement à deux et non pas l’application d’une loi, d’un protocole, une recommandation de « bonne pratique ».

Se rapprocher de celui qui souffre, s’isole ou crie sa révolte, est traversé par la douleur physique, psychique et dont le corps dit tout le poids de cette expérience, passe par le geste et la parole. L’attitude requise se situe du côté d’un acte de parole où chacun s’engage dans ce qui fait son humanité : le langage. Le silence peut venir masquer le malaise et sous prétexte de respect, fuir la rencontre !

Il ne s’agit pas d’une intrusion langagière ou d’une fuite dans le verbiage, mais plutôt d’une inscription du sujet qui souffre dans sa plénitude d’être humain face à un autre être humain. Ce dont témoigne Éric Fiat, philosophe, avec sensibilité et pertinence.

L’outil du langage et l’appui de la relation de parole, la présence de corps du clinicien participent à réinstaller le sujet vivant quand il est donné pour mort.

Ainsi, c’est bien à partir de la réalité du sujet, dans ses représentations propres et les afférences fantasmatiques et inconscientes qu’un sens peut s’élaborer, dans cette zone d’incertitude incompressible, qui nous renvoie immanquablement à l’angoisse fondamentale de l’être humain pris dans l’existence et ses mystères, cet impossible à penser qui ramène le sujet à ce qui lui échappe. La maladie grave entraîne à développer une angoisse intime, non partagée, un temps d’incertitude. Hélène Priest interroge les spécificités de cette parole considérée comme un soin psychique.

La maladie n’est pas une déviance par rapport à une norme, les psychologues ne sont pas là pour faire du bien. La compréhension du cheminement psychique est indispensable à l’accompagnement, autant que l’instauration d’une relation authentique de partage. Ce qui s’avère compliqué car nous sommes dans une relation basée sur un décalage, paralysée par un sentiment d’impuissance, d’échec et une grande humilité est nécessaire pour accepter cette absence de pouvoir face à la souffrance. Ces conditions ouvrent alors la voie à une démarche plus inventive et plus subtile, plus aléatoire et plus ingrate parfois… Pas à pas, dans le respect des mécanismes de défense propres à chacun et du temps indispensable d’intégration, modulable selon les personnes et leur histoire, en dépit de la difficulté et des souffrances conjuguées. Les témoignages de Malika Talbi et Françoise Dejehansart portant sur leur pratique nous permettent d’entrevoir d’autres façons d‘incarner la posture professionnelle et d’autres lieux à investir pour aider à dépasser les angoisses et les émotions accumulées.

A la base d’un échange opérant se trouve la nécessité de composer avec sa propre angoisse, ses représentations de la souffrance et de la mort afin d’assurer le maintien d’une écoute qui permettre à la personne malade de demeurer jusqu’au bout un sujet. Toute situation thérapeutique ne devient pas automatiquement lien thérapeutique. Pour que celui-ci advienne, il faut être entièrement présent, suspendre nos jugements, nos pensées, savoir se taire et accueillir sans affectivité parasite, la personne en fin de vie étant réceptive à une saisie plus intuitive.

La succession des étapes se fait parfois avec une accélération due au rythme des traitements, des décisions ou propositions médicales et la personne malade peut se sentir aspirée dans une spirale d’actes. Quelle possibilité d’adaptation alors pour le sujet privé de tout repère, dans un temps délié ? Axelle Van Lander nous parlera de l’effraction psychique vécue par le patient et de son ambivalence.

L’entourage n’a pas d’autre pouvoir que celui d’être là, aimé et aimant, vivant, seuls miroirs de sa place pour la personne malade ; ces relations sont constituées d’une bobine de fils d’interdépendance et eux aussi sont pris dans un autre temps de travail psychique inévitable, de désordre psychique ; l’entourage ne se ménage pas pour redonner vie au temps présent et lui donner une valeur qualitative particulière, ce présent restant entravé par l’absence d’un futur commun. Les proches doivent en permanence ajuster leur comportement et leurs émotions, « tirer des bords », naviguer en changeant de bords de manière à remonter dans le sens d’où vient le vent…

Les termes employés pour nommer la maladie grave et la fin de vie relèvent souvent du passage et de la traversée, l’idée que l’on part d’un pays bien connu, pour aller dans un autre, inconnu et mystérieux. C’est pourquoi l’image marine d’une traversée s’est imposée pour illustrer ce parcours.

Se connaître ce n’est pas avoir un savoir sur soi. Seule l’expérience de la vie amène à une connaissance de soi. Devant cette réalité pas encore apprivoisée, la personne malade et le psychologue vont se décaler et tenter de naviguer sur la juste mesure.

Hélène Priest quand elle partage son expérience en service de réanimation nous montre une autre réalité de la pratique du psychologue face aux frontières entre vie et mort.

L’expérience de la maladie létale invite à faire un focus sur l’essentiel, modifiant le rapport au temps, violent au début, se modifiant ensuite. Ce questionnement par rapport au temps, que développe Tévy Srun, est perpétuel et la crise corollaire appelle un surcroît de sens et de liens; un voyage parfois long, parfois très court et quand on manque de chronos il est ardu de reconnaître le kaïros, l’occasion favorable, la co-incidence de l’action humaine et du temps qui fait que le temps est propice et l’action bonne (Pierre Aubenque).

Selon Sénèque il n’y a pas de vent favorable pour qui ne sait où il va ; il nous faut donc « se mettre à la cape », régler son cap et sa vitesse par rapport au vent (le malade), à la mer (ses proches), à la houle (l’équipe de soins et l’’institution), pour réduire les mouvements de roulis et de tangage…

Ce qu’il y a de winnicottien dans ce travail d’accompagnement en soins palliatifs renvoie à la posture professionnelle : comment on peut avoir une fonction d’apaisement pour permettre à l’autre d’être seul et continuer, présence très différente du maternage, cet art d’une présence qui prépare à l’absence dirait J-P. Lebrun, qui consiste à donner de la place à ses mots et dire pour ne pas le laisser seul.

Tant que la vie est là, nous avons des capacités à faire face à la mort, le seul combat qui soit, c’est entre Eros et Thanatos…Car on n’affronte pas la mort, soutient Jérôme Alric.

Dans cette sorte de compagnonnage temporel qui aurait valeur d’attestation d’humanité, un référentiel théorique nous permettant de garder le cap est essentiel.

Que voudrait dire cette prescription de subjectivité, demandant au psychologue d’aider la personne malade ou sa famille, voire les deux, à « gérer le deuil » ?

Nous évoluons dans les registres du réel, de l’imaginaire et du symbolique en même temps et, dans ces moments de passage où deux sujets sont face à face (sans blouse serait mieux mais c’est de plus en plus improbable en milieu hospitalier !) et où la maladie se présente comme une « catastrophe intime » (cf. Claire Marin), la seule exigence serait de penser ensemble sans être sidéré par la réalité, s'opposer à ce que le dialogue soit réduit à une technique ou à une stratégie de communication et de décision, alors qu'il relève d'un changement intérieur suscité par l'événement de la rencontre. La vérité n'est pas forcément celle qui vient se loger au pied du diagnostic. C'est celle qui se découvre et se révèle au travers de la parole du malade !

L’attentionnalité plutôt que l’intentionnalité, s’enraciner dans l’attention et la présence instantanée ; développer une reliance, savoir exister selon la logique de l’échange symbolique dans l’instant de la relation, avec le monde et avec les autres, savoir vivre et méditer dans le silence des grands fonds avant toute action ou toute parole. Au-delà du savoir et des transmissions d’informations et de techniques, la parole nous ouvre à un espace de résonance, dont les effets pour nos vies ne se limitent pas à une première compréhension immédiate. La parole nous traverse. Elle va de l’un à l’autre. Elle est mouvement entre l’un et l’autre, elle nous relie. Hélène Viennet nous entraîne sur cette vague dans l’écoute des gémissements et des cris, nous invitant à entendre le patient communiquant autrement qu’avec les mots.

Face aux problèmes insolubles posés par la souffrance et la mort, admettons que toute question n’a pas à se diluer immédiatement dans une réponse qui la dissoudrait. Acceptons d’accueillir les questions pour ce qu’elles disent de la position d’humanité plutôt que se focaliser sur des réponses soucieuses de démontrer leur efficacité ! Il s’agit de porter et d’aider à porter les questions, le temps nécessaire à une maturation.

Les soignants des Équipes Mobiles de Soins Palliatifs sont « des gens ordinaires ». Ils ne sont pas « les professionnels de la mort ». Il s’agit plutôt pour eux d’accepter de ne pas savoir a priori ce qui convient dans une situation donnée et d’oser se mettre à le chercher avec les personnes concernées : se rendre disponible à la demande adressée en lui accordant l’hospitalité, chercher à écouter et comprendre ce qui est demandé, entendre les écarts entre ce qui est dit par les soignants, les patients, les familles, offrir des mots pour penser et porter ce qui arrive, se risquer à dire ce qui paraît possible. Un tel travail d’attention permet alors d’accueillir ce qui ne vient pas de nous mais peut surgir entre nous dans la rencontre, moyennant modestie, patience, persévérance, tempérance. Ce tissage d’une approche différente, au domicile, dans le monde du patient, son intimité, et le nécessaire travail du cadre corollaire, c’est ce que nous narrent Isabelle Godard-Auray et Sandrine Bartholin.

Dans cette recherche à entreprendre qui n’est pas un savoir à posséder, personne n’est a priori plus compétent qu’un autre. Cela ne dépend ni d’un titre, ni d’une classe d’âge, ni de l’appartenance à tel ou tel service. Être soignant, ce serait accepter de continuer à apprendre dans ce mouvement vers l’autre ; il ne s’agit pas de bienveillance mais plutôt, selon Jean Oury d’une« veillance bonne », la personne malade étant notre fanal, la lumière de celui qui s’en va et qui va guider les autres.

Je peux espérer échapper à l’hémiplégie, à la sclérose en plaques ou même au cancer, je ne peux pas espérer échapper à ma mort et, comme le dit Woody Allen, je ne puis que souhaiter être absent au moment où elle viendra me chercher ! On n’y échappera pas !

Dans cette rencontre je suis une professionnelle mais aussi un être humain qui considère un autre moi-même à un moment clé de sa propre vie, sollicitant ce que je peux avoir de lui en moi. En étant présente, en accueillant cette demande-là, je romps tout à la fois l’isolement du sujet malade et le mien, dans un contexte où la menace vitale qui pèse sur l’un finira tôt ou tard par peser également sur l’autre. Refuser d’être là, à coté de l’autre, nous exclurait nous-mêmes du destin communautaire universel et c’est dans ce champ de la pratique que l’on approche au plus près peut-être cette dimension d’accompagnement, qui s’impose et vient s’intriquer au monde du savoir et du pouvoir médical, au monde du soin ; les notions de « traversée », de partage, de solidarité, de reliance traversent toute l’équipe.

Toute forme de vie est nécessairement complexe, cette situation clinique est complexe; nous sommes dans une société qui a tendance à parquer, à cacher, à rendre invisibles tous les moments de fragilité de la vie, comme la vieillesse, la maladie et le handicap, au profit d’une apologie de la force, de la maîtrise.

C’est pourquoi il est important de ne pas chercher dans les soins palliatifs un moyen d’esthétiser la mort, ni de mettre en avant l’idée d’une bonne mort.

La question posée par Coluche n’est pas y-a-t-il une vie après la mort ?  Mais y-a-t-il une vie avant la mort ?  Dans ce premier numéro de notre dossier traitant du caractère traumatique de l’approche de la mort et du cheminement de chacun, nous tentons de transmettre notre expérience de cette clinique particulière.

Les épissures représentent le travail des équipes qui soutiennent les patients, qu’elles soient identifiées « soins palliatifs » ou non : ce sont des actes de matelotage consistant à tresser ensemble deux extrémités de cordages reliant vie et mort, vivants et vivants mourants, créant des espaces de liaison permettant une élaboration ultime. J’y associe l’œuvre d’illustration de Dominique Hamel, kinésithérapeute et peintre, qui participe à ce dossier, témoignant à travers ses toiles de ce qu’elle entend de la douleur physique et psychologique des patients qu’elle rencontre. Je remercie tous les auteurs d’avoir contribué à éclairer notre réflexion et de s’être risqué à témoigner de leur pratique et des questionnements qui les traversent, participant ainsi à révéler à d’autres collègues la diversité de cette clinique autour des limites de la vie.

 

Patricia Perrier

 

Psychologue clinicienne,

Coordinatrice du dossier et membre du comité de rédaction de Psychologues & Psychologies

 

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